Après avoir analysé l’entretien que nous avons eu avec les jeunes, nous avons mis en évidence leurs progressions dans les différents liens sociaux.

Nous avons effectué cette analyse selon l’étude de Serge Paugam sur les liens sociaux 1 : l’être humain a besoin de protection (compter sur) et de reconnaissance (compter pour) dans les différents liens sociaux (filiation, participation organique, affinités électives, citoyenneté) afin qu’il puisse s’intégrer, se développer et s’épanouir dans la société moderne. 

Cette analyse nous a permis de relever une évolution significative dans les situations de Kilian, Jamila et Karim. Nous nous sommes également appuyés sur les témoignages des travailleurs sociaux hors murs qui les ont accompagnés : Nasser Vogel, TSHM sur la commune de Vernier depuis 2015, Rafael Vila, TSHM à Ville de Genève depuis 2018 et Abdallah Fellahi, TSHM sur la commune de Carouge depuis 2009. Ci-dessous vous trouverez une analyse de cette progression dans les quatre liens sociaux. 

Le lien de filiation

Le lien de filiation est un lien de parenté qui unit une personne à sa famille biologique ou adoptive. Ce lien est indispensable pour la construction identitaire de chaque individu.

« D’une façon plus générale, retenons que le lien de filiation, dans sa dimension biologique ou adoptive, constitue le fondement absolu de l’appartenance sociale. » 2

Les trois jeunes ont initialement eu en commun une rupture dans ce lien de filiation. Pendant une période, ils ont été contraints de prendre de la distance avec leur famille en quittant ou en se faisant exclure du logement familial. Karim et Kilian ont grandi sans la présence d’une figure paternelle et ont été impactés par un environnement familial peu ou non sécurisant. Jamila a eu des disputes récurrentes avec ses parents adoptifs et la vie en commun n’était plus envisageable. 

Pour les jeunes, cette rupture de lien de filiation peut avoir des conséquences directes sur les autres liens sociaux. Nous constatons que les trois jeunes avaient une situation familiale difficile lorsqu’ils.elle ont été en décrochage scolaire. Nous pouvons donc faire l’hypothèse qu’il existe un lien de causalité entre le manque de protection et de reconnaissance dans l’environnement familial et le décrochage scolaire.

« Les études sur le décrochage scolaire portant sur les variables socio-environnementales montrent les variables familiales soit comme facteurs de risque, soit comme facteurs de protection. Divers facteurs ont été identifiés tant au niveau structurel que fonctionnel. Nombre de recherches concluent que la famille est un élément essentiel de la réussite scolaire. (Coleman, 1961;Jencks,1972). » 3

Quelques années plus tard et après avoir stabilisé leurs situations,  Karim et Jamila nous expliquent qu’il.elle ont reconstruit ce lien avec leur famille, qui semble être plus fort qu’auparavant. Quant à  Kilian, il n’est pas encore prêt à faire le pas, car les cicatrices ne sont pas encore refermées. 

“Avoir leur reconnaissance et avoir un papier, une reconnaissance au niveau fédéral ça fait plaisir, car on me prend en considération. On ne se parlait plus, puis quand on a repris contact, j’étais pompier professionnel. Aujourd’hui, ils sont tous fiers de moi."
Karim
Entretien du 8 avril 2022
“Pendant le temps où je travaillais beaucoup, j’ai quand même essayé de retrouver les liens avec la famille et aujourd’hui on est uni comme si rien ne s’était passé. On a recollé les morceaux et c’est juste incroyable ce que je vis avec ma famille, mais ça a pris du temps.”
Jamila
Entretien du 23 février 2022

Nasser et Rafael nous expliquent dans ces extraits qu’ils se sont rendus disponibles auprès des jeunes pour aller discuter et être en lien avec leurs parents. L’idée étant de maintenir un lien avec ces derniers afin d’évoquer et de tempérer la situation pour faire baisser les inquiétudes existantes. 

Nasser, TSHM Vernier | FASe

Rafael, TSHM Ville de Genève | SEJ

Le lien d'affinités électives

Le lien d’affinités électives c’est la relation sociale que peut avoir une personne avec les autres en dehors de son cercle familial. Cette relation est choisie en fonction de valeurs, de principes, de centres d’intérêts et de désirs communs.

« Le lien de participation élective relève de la socialisation extra-familiale au cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d’institutions. Les lieux de cette socialisation sont nombreux : le voisinage, les bandes, les groupes d’amis, les communautés locales, les institutions religieuses, sportives, culturelles, etc. »4

Jamila, Karim et Kilian ont grandi dans des quartiers populaires et ont toujours été entourés de “potes” du quartier ou de l’école. Cependant, ils.elle nous explique que dans les périodes difficiles,  ils.elle se sont retrouvé.e.s seul.e.s par moment et recroquevillé.e.s sur eux.elle mêmes. 

“Pour mes amis, ce n’était pas les meilleurs amis parce qu’ils disaient tous, « viens, on est ensemble, on est des frères », mais au final quand il y avait vraiment besoin d’aide, d’avoir un Tupperware, quelque chose pour manger, pour un toit pour dormir une nuit, quand je demandais, il n’y avait personne et c’est là que j’ai remarqué que je pouvais compter que sur moi-même. “
Kilian
Entretien du 16 avril 2022
“Mon réseau a changé en fonction des périodes que je vivais, par exemple quand je fumais beaucoup de joints, quand j’ai arrêté j'étais plus avec des gens qui travaillaient. Ma journée commençait à 8h et plus à 14h. Je restais avec des gens qui avaient ce rythme-là donc ça s’est fait naturellement puis j’ai fait un tri dans ma vie avec les valeurs et les principes que j’avais.”
Jamila
Entretien du 23 février 2022

Aujourd’hui, ils.elle fréquentent moins le quartier et le cercle d’amis est restreint. Ils.elle ont fait de nouvelles rencontres notamment grâce aux activités proposées par les TSHM. Par exemple, les cours de boxe permettent de socialiser dans une ambiance sportive et conviviale. Ils.elle n’ont pas pour autant oublié leurs anciens compagnons de route et font même parfois le lien avec les TSHM. 

Abdallah nous partage la préoccupation qui était la sienne lorsqu’il croisait Karim et son groupe d’amis pendant ses tournées de rue.  

Abdallah, TSHM Carouge | FASe

Lien de participation organique

Le lien de participation organique se définit par l’intégration dans le monde du travail ou de l’apprentissage. Celui-ci est déterminant pour chaque individu, car il contribue pleinement à l’intégration sociale et permet à tout un chacun de trouver sa place et son rôle au sein de la société. Ce lien est d’autant plus important pour les jeunes, car il participe à la construction de leur identité et de leur appartenance. De plus, il leur offre une stabilité financière qui leur permet d’être indépendants, d’accéder à un logement et de subvenir à leurs différents besoins. 

« Pour Durkheim, l’intégration des individus au système social passe par leur intégration – directe ou indirecte – au monde du travail, ce qui leur assure une fonction précise, interdépendante des autres fonctions, et par conséquent une utilité sociale. »5

Dans le parcours des trois jeunes, avant la rencontre avec les TSHM, nous constatons un déficit dans ce lien. En effet, ils.elle étaient déscolarisé.e.s et sans emploi. Cette inactivité cumulée aux ruptures dans les autres liens sociaux qui s’entrecroisent a généré pour les trois jeunes un sentiment de mal-être, voire de dépression. 

Aujourd’hui, Jamila a effectué des formations continues dans le social et travaille en tant que monitrice d’encadrement dans une Maison de quartier ; Kilian a passé plusieurs permis en lien avec la logistique et a signé un contrat de cinq ans au SIG ; Karim a obtenu un CFC et a réussi avec succès l’école de pompier professionnel. L’accès au marché de l’emploi leur a permis d’avoir une situation plus stable et d’être financièrement indépendants ce qui leur a facilité, entre autres, l’obtention d’un logement. 

“Plus je bossais et plus je rencontrais du monde, plus je faisais mes preuves et plus les gens avaient envie de travailler avec moi. Je demandais toujours des attestations de travail et je voyais la liste qui s’agrandissait et c’était génial. Moi ça me faisait trop plaisir de me rendre compte qu’il y avait autant de monde bienveillant autour de moi et sans rien demander en retour. “
Jamila
Entretien du 23 février 2022

L’accompagnement des travailleurs sociaux hors murs a consisté, en partie, à remettre ces jeunes en activité notamment en leur proposant des petits jobs et des chantiers éducatifs. Les objectifs de ces outils sont de remobiliser les jeunes, les responsabiliser, les valoriser et leur redonner confiance en leurs capacités. Jamila et Karim ont bénéficié des petits jobs et des chantiers éducatifs alors que Kilian a trouvé des petits boulots à travers son propre réseau familial malgré les tensions existantes. Ils.elle ont par la suite repris des formations courtes et/ou longues et obtenu des certifications et attestations.

Abdallah nous explique comment l’outil Petits jobs peut être un tremplin pour un jeune en rupture. 

Abdallah, TSHM Carouge | FASe

Lien de citoyenneté

Le lien de citoyenneté c’est le principe d’appartenance à une société. La personne jouit de droits (civils, politiques et sociaux), mais a aussi des devoirs en tant que citoyen. 

« Le lien de citoyenneté repose par conséquent sur une conception exigeante des droits et des devoirs de l’individu. La citoyenneté est donc aussi une composante du lien social. C’est, en particulier, l’égalité de droits, et de devoirs, associée à la citoyenneté qui fonde le lien social. »6

Avant la rencontre avec les TSHM, Kilian a eu des problèmes avec la justice. Il a été emprisonné pendant une période, autrement dit, mis à l’écart de la société. Jamila a accumulé des dettes qui ont été inscrites au registre de l’office cantonal des poursuites. Ces différentes situations dans lesquelles étaient inscrits les jeunes ont complexifié leur rapport à la citoyenneté. 

Par la suite, ils.elle ont manifesté une volonté de tout mettre en œuvre pour changer leurs situations. Les TSHM les ont accompagnés, ils.elle ont bénéficié d’aides sociales ainsi que de logements sociaux lorsqu’ils.elle se sont retrouvé.e.s tous les trois sans solution de logement. Pour bénéficier de ses aides, les jeunes ont effectué plusieurs démarches administratives avec le soutien des TSHM. Ce coup de pouce financier est arrivé au bon moment pour les jeunes. Cela étant dit, ce passage à l’hospice général n’en est pas moins un bon souvenir, notamment par rapport aux barèmes et aux règles que les jeunes jugent trop strictes. En effet, malgré l’octroi de cette aide, celle-ci n’a pas suffi à subvenir dignement à leurs besoins primaires. Kilian et Karim nous partagent les difficultés financières auxquelles ils ont été confrontés malgré les aides sociales.

"J’ai fait plusieurs rendez-vous à l’hospice, mais le problème c’est qu’ils me proposaient 480 frs pour manger, payer l’abonnement téléphonique et les frais quotidiens. Ce n’était pas possible de faire les commissions à Genève sachant que je n’avais pas de cuisinière, que je devais acheter sur le tas, des sandwichs, des trucs comme ça."
Kilian
Entretien du 16 avril 2022
“On était dans une situation financière compliquée et l’hospice nous versait 1’700 CHF à chaque fin du mois. Je donnais l’argent à ma mère pour qu’elle puisse payer le loyer. Elle me disait, mais toi tu vas faire comment ? Je lui répondais que si j’ai besoin de 20 balles, je lui demanderais. Puis je m’arrange aussi avec Abdallah pour faire des petits jobs.”
Karim
Entretien du 8 avril 2022

Aujourd’hui, les trois situations ont évolué de manière flagrante : ils.elle ont trouvé un emploi et ont un salaire. Par conséquent, ils.elle ne bénéficient plus d’aides sociales ; ils.elle ont remboursé leurs dettes et trouvé un logement pérenne. De plus, comme tout.te bon.ne citoyen.ne, ils.elle participent au développement du pays en payant des impôts et en s’intéressant aux sujets de votations et à l’actualité. Dorénavant, ils.elle sont indépendante.s et capable.s de subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens

Nasser nous raconte comment il a accompagné Kilian pour qu’il prenne conscience de ses devoirs et de ses droits. 

Nasser, TSHM Vernier | FASe

Références

  1. Intégration et inégalités : deux regards sociologiques à conjuguer in S. Paugam (dir), L’intégration inégale, force, fragilité et rupture des liens sociaux, 1-23.
  2. Paugam, S. (2012). Le « lien social » : entretien avec Serge Paugam. Ressources en sciences économiques et sociales. http://ses.ens-lyon.fr/fichiers/Articles/entretien-sergepaugam-ses-ens-2012.pdf.
  3. Blaya, C. (2010). Décrochage scolaire : parents coupables, parents décrocheurs ?, Cairn.info. https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-5-page-46.htm?contenu=article
  4. Paugam, S. (2012). Le « lien social » : entretien avec Serge Paugam. Ressources en sciences économiques et sociales. http://ses.ens-lyon.fr/fichiers/Articles/entretien-sergepaugam-ses-ens-2012.pdf.
  5. Paugam, S. (2012). Le « lien social » : entretien avec Serge Paugam. Ressources en sciences économiques et sociales. http://ses.ens-lyon.fr/fichiers/Articles/entretien-sergepaugam-ses-ens-2012.pdf.
  6. Meier, O. (2021). Serge Paugam et les liens sociaux. RSE Magazine. https://www.rse-magazine.com/Serge-Paugam-et-les-liens-sociaux_a4308.html